L'Art de ne pas dire - Chronique d'un saccage du langage - Clément Viktorovitch - Seuil

Le théâtre s'est imposé comme une nécessité. S'il s'était seulement agi de développer un raisonnement, défendre un point de vue ou transmettre des connaissances, un livre seul aurait sans doute été bien adapté. S'il n'y avait eu que l'appel de la scène, l'émotion d'entendre ses mots résonner sur le plateau, la joie de rencontrer le public, une grande conférence aurait pu être imaginée. Des exercices familiers. Des risques contrôlés. Seulement voilà : il y avait un propos à tenir. Cela fait maintenant plus de quinze ans que j'analyse les évolutions du discours politique en France : d'abord dans un cadre académique, lorsque je rédigeais ma thèse de doctorat, puis au coeur même des débats médiatiques.

Ces dernières années, j'ai vu le flot de la parole publique être troublé par de tristes singularités. Des concepts, autrefois denses et précis, étaient vidés de leurs sens. Des mensonges grossiers étaient prononcés, sans que leurs autrices ou auteurs en soient réellement inquiétés. Et surtout, des contre-vérités flagrantes étaient assumées dans la plus grande sérénité ; des phrases qui se voyaient contredites de manière si manifeste par la réalité qu'elles ne pouvaient même plus être qualifiées de « mensonges », car mentir implique la volonté de dissimuler. Ces déclarations n'émanaient pas seulement de partis dans l'opposition, mais elles étaient également proférées par les détenteurs du pouvoir, dont les discours n'engagent pas leur seule personne mais, au-delà, la parole de l'État.

Or, si la démocratie est a minima le régime de la responsabilité — celui dans lequel les élus doivent pouvoir être tenus comptables de ce qu'ils disent et font —, qu'en reste-t-il quand l'exercice du gouvernement devient un jeu consistant à ne jamais vraiment assumer ce qui a été décidé ? Non plus un art de convaincre, mais un art de ne pas dire ?